Costas Varnalis La vraie apologie de Socrate Comment les choses sont advenues Tandis que les accusateurs parlaient (Meletos avec sa voix aiguë et ses gestes féminins, nerveux comme un rossignol; Anytos avec ses grandes oreilles et ses narines pleines de poils; Lykon avec ses tempes étroites et son regard trouble), les juges, assis par terre, en tailleur et accroupis, mâchouillaient des graines de courge et crachaient les coques sur la nuque du voisin de devant. La plupart, couchés côte à côte, utilisant leurs souliers comme oreiller, ronflaient rythmiquement. Et Socrate regardait en haut le ciel de printemps et frottait légèrement son genou gauche qui le démangeait. Malgré les murmures, malgré la puanteur venant de tant de corps suchauffés et d'estomacs malades, il réussissait à écouter les oiseaux joyeux qui piaillaient dans les pins à l'entour et à sentir le parfum de la résine, de la lentisque et du thym qu'émanait la terre sèche. Quand les accusateurs eurent fini, il y eut tout à coup un silence absolu, comme si le lieu, les souches, les arbres et les gens avaient coulé dans un puits infini et étaient tous recouverts d'eau. Retenant tous leur souffle, ils fixaient leur regard sur Socrate, curieux de voir par quelles ruses il essaierait de retourner la Loi. Quand le moulin s'arrête à minuit, le meunier se réveille. Socrate, malgré le silence total qui l'enserrait de partout, ne se réveilla pas ni ne bougea. Alors, un disciple le tira par la manche: "Maître, c'est ton tour". Alors seulement le Maître se retourna et, surpris, vit toute cette foule. Il se souvenait difficilement que 500 fauves furieux l'avaient encerclé. Il sourit d'un air taquin dans sa barbe épaisse, se leva à moitié un instant et, regardant sur la table les deux pots (l'un en cuivre, l'autre en bois) tout deux sévères et renfrognés comme s'ils avaient une âme et le haïssaient eux aussi, il murmura: "Moi aussi, Athéniens, j'attendais votre défense". Il se rassit et recommença à frotter son genou gauche. Les juges, fâchés par ce comportement inconvenant, échangeaient rapidement des regards. Le soleil les réchauffaient depuis tant d'heures par l'espoir de s'amuser à la fin avec ce vieux rouspéteur. Ils le verraient stupide et humilié devant la Loi altière et omnisciente. Et voilà qu'il leur gâtait le plaisir. Mais ce qui les énervait surtout, c'était qu'en un tel moment, il méprisait le plus grand bien de la démocratie: d'abord s'excuser puis être puni. Et comme quand on bat un enfant et qu'il ne pleure pas, on s'énerve et on le bat encore plus, ainsi eux aussi d'énervèrent et pour lui faire sentir leur force, au premier scrutin, ils le jugèrent coupable des trois délits dont l'avaient accusé les trois paladins de la Vertu. Socrate, quand il entendit leur verdict, fit: hum. Et quand ils lui demandèrent ensuite (selon la Loi) quelle peine il préférait, la mort ou l'exil, il hocha sa calvitie d'ici et de là et ne répondit rien. Alors l'huissier s'approcha et le lui cria de nouveau fort dans les oreilles. Socrate, bon gré mal gré, se releva l'air ennuyé et leur dit: "Je ne dis pas, vos deux peines sont justes et favorables, tant à moi qu'à vous. Toutefois, j'en préférerais une troisième". "Laquelle? Laquelle?" crièrent-ils tous, amusés. "Que je vous aie fait du bien ou du mal, mettez-moi, maintenant que j'ai vieilli, à l'Hospice. Ainsi vous, vous me contrôlerez et moi, vous ne me fatiguerez plus. Et laissez chaque matin devant ma porte (sans me voir et sans que je ne vous voie) ces belles tartes aux pommes, chaudes et tendres que vous offrez pieusement depuis tant de siècles au serpent sacré de l'Erechteion, au fils de la Vierge. Parce que j'estime que je vous ai fait plus de bien et moins de mal que n'importe quelle espèce d'animal divin". Les juges, paysans mal dégrossis qui blasphémaient au moindre prétexte les choses divines, rirent de tout leur coeur à cette plaisanterie inattendue de Socrate. Et ils attendaient qu'il en dise d'autres. Et lui, après un peu: "Et puisque, comme il semble, j'émets le jugement le plus juste, il convient que je reçoive les salaires de vous tous". Ouh là! Quelle réaction! Les juges s'enragèrent. Certains agitèrent leurs cannes, d'autres ramassèrent des pierres ou se jetèrent contre les barreaux, les dix ongles en avant pour l'écorcher et ils criaient tous ensemble, de sorte qu'on ne distinguait pas un mot. Imagine! Il leur demandait les trois oboles de leur honorable fatigue. C'est donc pour cela qu'ils avaient quitté leurs tâches, ces gens établis, et avaient chômé toute la journée pour défendre la patrie? Ce n'était pas tant pour les sous... mais il leur demandait d'enfreindre la loi. Même s'ils le voulaient, ni eux n'avaient le droit d'offrir leur salaire, ni la ville celui de les en priver... Ce type était complètement éhonté et athée et traître! Il allait bien voir! C'est pourquoi, vu que Socrate même ne choisissait pas sa peine, ils le condamnèrent lors de leur second Scrutin (de nouveau, en accord avec la Loi) à boire le poison. Alors il rayonna entièrement d'amusement et de force. Simple et vif, comme la plupart le connaissaient dans l'ivresse, les disputes et la guerre, il se dressa ferme sur la tribune et clignant ses yeux rusés il leur dit tout doucement ce que vous entendrez par la suite. Les soi-disantes "Défenses" écrites en son nom par les amis et disciples sont toutes créations de leur fantaisie, mesquines tentatives de démontrer que Socrate était innocent, la loi était juste et les juges des Athéniens sincères et honorables qui ont fait... une erreur; et les seuls coupables étaient les trois gredins qui persécutèrent le malheureux.