Comment l'industrialisation a transformé l'enfance | Dorsa Amir | TEDxCambridge

Nous pensons sans doute avoir vécu une enfance normale, c'est-à-dire fréquenter des amis de notre âge, aller à l'école pour apprendre les cours de notre professeur et peut-être même avoir notre propre chambre où dormir. Dorsa Amir, anthropologue étudiant l'évolution des sociétés, explique pourquoi, aujourd'hui, ces événements du quotidien dans la culture occidentale sont, en réalité, des habitudes nouvelles et étranges dans l'histoire de l'humanité dont les conséquences sur le développement de l'enfant ne sont pas négligeables. Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site http://www.tedxcambridge.com

Dorsa Amir est une anthropologue étudiant l'évolution des sociétés qui s'intéresse à la manière dont les différents milieux culturels et environnementaux influencent le développement psychologique. Docteure et chercheuse membre du Département de Psychologie de l'Université de Boston, elle est diplômée d'un doctorat en anthropologie obtenu à l'Université de Yale. Ses recherchent se fondent sur une approche multiculturelle du développement et examinent le rôle joué par l'environnement proche dans la construction et l'adaptation du comportement et des goûts humains. Elle étudie actuellement l'évolution du risque et du rythme dans le développement des goûts humains au sein de différentes cultures, les effets socioéconomiques de la petite enfance sur le comportement ainsi que le rôle joué par la pauvreté dans le développement cognitif chez l'Homme.

Cette présentation a été donnée lors d'un événement TEDx local utilisant le format des conférences TED mais organisé indépendamment. En savoir plus : http://ted.com/tedx

Lorsque j'étais étudiante en Master,

j'ai souvent entendu dire que
l'anthropologie avait pour but

de rendre l'étrange familier,

[Rendre l'étrange familier

et le familier étrange]

Je croyais savoir ce que cela signifiait,
mais je ne le comprenais pas vraiment

jusqu'à ce que j'effectue
mon premier travail de terrain.

Au cours de mon année de Maîtrise,

je suis partie en Amérique du Sud
étudier les Shuars,

peuple autochtone
de l'Amazonie équatoriale.

J'y étudiais le développement d'enfants
de différentes cultures.

J'avais beaucoup d'attentes
concernant le déroulement de ce voyage.

Je savais que je me ferais
piquer par beaucoup d'insectes.

Je savais que je traverserais
les fleuves sinueux de la forêt en canoë.

Je savais que j'apprendrais
de nouvelles choses : tout cela fut vrai.

Là-bas, j'ai su ce que c'était que d'être
un enfant dans une petite communauté.

J'ai vu des enfants autonomes monter
dans des arbres cueillir des papayes

lorsqu'ils avaient faim.

Je les ai vus allumer des feux,

préparer à manger
pour eux et leurs frères et sœurs

et même également manier des machettes
sans difficulté.

(Rires)

Mais je ne m'attendais pas

au choc culturel ressenti
de retour chez moi, aux États-Unis.

L' « étrangeté » des Shuars
me devenait plus familière,

mais mon lieu de vie familier
est, d'un coup, devenu étrange.

Être un enfant parmi
des chasseurs-cueilleurs

diffère vraiment de ce que c'est que
de l'être dans une société occidentale.

Dans la société des Shuars,

les enfants sont bien plus autonomes
ou ce qu'on qualifie d' « indépendants ».

(Rires)

Si vous avez grandi avant les mobiles,

votre enfance peut aussi
avoir ressemblé à la leur.

Chez les jeunes des nouvelles générations,
cette indépendance disparaît rapidement.

Et pour cause, l'enfance s'est transformée
très récemment et très rapidement.

Depuis presque toujours
dans l'histoire humaine,

soit des centaines de milliers d'années,

notre espèce a vécu en petits groupes
de chasseurs-cueilleurs,

plus comparables aux Shuars d'aujourd'hui
qu'au citoyen américain lambda.

Puis, il y a quelques milliers d'années,

une partie de l'environnement
a commencé à changer - et beaucoup.

En fait, ces changements ont été
si rapides et si radicaux

que nombre d'anthropologues pensent

que nous nous trouvons désormais
dans une période de décalage d'évolution.

C'est-à-dire que l'environnement
a changé trop rapidement

pour que certains gènes s'adaptent.

L'évolution culturelle va bien plus vite
que l'évolution génétique.

Cela signifie que nos corps et esprits

seraient conçus pour un monde dans
lequel nombre d'humains ne vivent plus.

À quoi ressemblait donc
l'environnement dans le passé ?

Eh bien, il est impossible de répondre
parfaitement à cette question :

les os se fossilisent,
mais pas les comportements.

En observant la société shuar actuelle,
nous pouvons en apprendre beaucoup.

Je veux clarifier ceci :

les Shuars ne sont pas un peuple
préhistorique ni une vitrine du passé ;

ils sont un peuple moderne.

Leur mode de vie peut refléter
ce qu'était l'enfance du passé.

Grâce à l'observation

d'un grand nombre de ces petites sociétés,
nous savons

qu'il existe de nombreux points communs.

Par exemple, dans quasiment
toutes ces sociétés,

les femmes accouchent
de manière naturelle,

[Accouchements naturels]

les mères allaitent fréquemment
et durant de longues périodes,

[Allaitements fréquents]

parents et enfants dorment
dans la même chambre

[Chambres partagées]

et les enfants restent constamment
au contact physique d'autres personnes.

Ces habitudes ont commencé à évoluer
dans nos sociétés occidentales :

les césariennes et l'alimentation
au lait maternisé y sont plus courantes,

[Césariennes]
[Alimentation artificielle]

les enfants ont souvent
leur chambre où dormir,

et nous évitons de nous exposer

et d'exposer nos enfants
au contact d'autres.

Notre espace personnel est important.

Mais revenons à cette idée de décalage.

Les pratiques affichées en jaune
ont conditionné notre vie

durant 99% du temps
passé par nous, humains, sur la planète.

Les informations en bleu représentent
seulement 1% de l'histoire de l'humanité.

Ces bouleversements ont eu lieu
à une telle vitesse

qu'ils s'éloignent certainement
du monde dans lequel nous sommes nés.

Et on pense que ces changements
ont eu un impact tant positif que négatif.

Ainsi, les césariennes sauvent des vies,

mais transmettent aussi des bactéries
dans l'estomac et le système immunitaire

dont les effets
sont potentiellement néfastes.

Mais, en tant qu'anthropologue
étudiant les comportements,

l'un de ceux que j'ai pu observer
attentivement par moi-même

est commun
aux sociétés que j'ai étudiées :

dans ces petites communautés, il existe
une mini-société complexe et distincte,

composée par les enfants,
qui cohabite avec celle des adultes.

Elle regroupe des enfants
de tous âges et de tous sexes

et possède sa propre culture
et ses propres dirigeants.

Chacun y joue un rôle, un nombre étonnant
d'affaires politiques y ont lieu.

Pour saisir les raisons du poids
de cette société dans le développement,

il est utile de garder à l'esprit
cette idée humaine étrange :

dans n'importe quelle culture,
pour réussir dans sa vie d'adulte,

tout enfant doit apprendre
à maîtriser d'innombrables compétences,

qu'elles soient techniques,
comme savoir allumer un feu,

ou sociales, comme
savoir lier des amitiés.

Pour maîtriser ces compétences -
ce qui prend des décennies -

les enfants développent également
des compétences de base

telles que la créativité, la persévérance
ou la faculté à résoudre des problèmes.

Un jour, alors que des adultes shuars
participent à un match de foot,

je vois sur le terrain d'à côté
des enfants organiser leur propre match.

Lorsqu'ils m'appellent,

je suis remplie de joie, pensant
qu'ils voulaient jouer avec moi,

mais ils me demandent
d'être l'arbitre du match

pour que tous puissent jouer.

(Rires)

Problème résolu.

Ces enfants, comme tous les enfants
du monde, observent beaucoup les adultes

et intégrent leurs comportements
dans leurs jeux.

C'est l'une des raisons pour lesquelles
le jeu lui-même est devenu

un moyen plus économique
de pratiquer ces compétences.

Nul ne force les enfants à agir
de la sorte.

Ils le font par eux-mêmes

car c'est à travers le jeu libre
qu'ils apprennent à devenir adultes.

Cette société d'enfants d'âges variés
a aussi l'avantage

de leur permettre d'apprendre
les uns des autres.

Les cadets ont l'avantage d'apprendre
auprès d'aînés,

qui ont un niveau légèrement supérieur.

Grâce à l'enseignement, les plus âgés
améliorent leurs propres compétences,

tout comme vous avez pu le faire :
enseigner vous permet d'apprendre.

Difficile de retrouver ces schémas
dans nos sociétés d'occidentales.

La majeure partie
du développement de l'enfant a lieu

dans une même salle conçue
pour des enfants du même âge.

Les adultes se chargent de l'intégralité

du contenu et de la forme des activités.

Ils décident du moment des repas,
de celui des jeux.

et même de celui des pauses toilette.

Les heures de détente
des récréations deviennent

dorénavant et tout aussi vite
des activités encadrées.

La conséquence de ce micro-management

est qu'on enseigne aux enfants des choses
qu'on n'a pas besoin d'enseigner.

Inutile d'apprendre aux enfants à jouer,

ni même à parler.

Inutile de leur montrer une pomme
et de dire : « Ceci est une pomme. »

Les enfants savent apprendre en pratiquant

comme on sait demander une pomme
à son conjoint qui nous en tend une.

« Des pommes » : et voilà.

L'idée enfin que c'est
du devoir d'un parent

de toujours construire et contrôler
les expériences d'un enfant

entraîne une grande anxiété nocive
dont on peut se passer.

Quand on retire ces groupes d'âges divers
ou bien ces jeux libres,

on supprime les roulettes
vieilles de mille ans

du vélo sur lequel
un enfant apprend à devenir adulte.

On crée un milieu toujours plus inadapté
dans l'apprentissage de l'enfant.

De plus,

au lieu d'acquérir des savoirs de base
tels que la résolution de problèmes,

on donne la réponse à l'enfant
avant même de le laisser réfléchir.

l'empêchant de se préparer aux problèmes
auxquels il fera face une fois adulte.

C'est sûrement l'une des raisons

expliquant la transition si compliquée
vers l'université dans notre pays

ou la grande peur ressentie
lors du choix de ses études.

On s'autorise très peu à explorer.

La leçon à tirer de cela n'est pas
de penser que nous devrions retourner

à une vie de chasseurs-cueilleurs
ou avoir de tels comportements.

C'est le stéréotype naturaliste.

Mais nous en profiterions
en prenant plus de recul

et en comprenant comment
l'histoire de notre évolution

a influencé
notre développement psychologique.

Nous souhaitons tous le meilleur
à nos enfants :

qu'ils soient autonomes, confiants
et capables de résoudre leurs problèmes.

Nous voulons leur bonheur.

Mais paradoxalement,

les pratiques culturelles d'ici limitent
probablement la capacité de nos enfants

à développer ces compétences.

Étudier les effets durables
de ces changements est difficile,

notamment
parce qu'ils se produisent si vite.

Mais il existe des méthodes d'éducation
ayant fait leurs preuves

qu'on adopte depuis des millénaires,

en réalité depuis si longtemps

que le cerveau d'un enfant
y est certainement préparé.

Des méthodes à appliquer dès ce jour.

Organiser pour vos enfants
plus de sorties jeu pour tous âges.

Leur accorder la possibilité
de faire des erreurs.

Leur accorder plus de temps de jeu libre.

D'ailleurs, ces conseils

ne s'appliquent pas uniquement aux parents

car, même adultes,
nous continuons à faire des progrès.

Toutes ces leçons vous concernent aussi.

Autorisez-vous le droit à l'erreur.

Passez du temps avec vos aînés
et amis plus jeunes.

Accordez-vous des temps de jeu libre.

Et admettez que la culture proche de vous
que vous trouvez familière

est, finalement, peut-être, très étrange.

Merci.

(Applaudissements)